Le Grand reporter bourguignon Emmanuel Razavi est depuis de plusieurs années installé à Barcelone. Spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient, il a consacré au sujet une dizaine de livres et de nombreux documentaires pour la télévision et a couvert plusieurs conflits et crises internationales en Afghanistan, à Gaza, au Liban, en Israël ou encore en Egypte. Il dirige la rédaction du site d’informations globalgeonews.com, dont la ligne éditoriale est dédiée aux grands enjeux internationaux. Nous lui avons demandé comment il analysait la crise actuelle.
Monsieur en Bourgogne : Comparez-vous la crise sanitaire actuelle à ce que vous avez connu dans certaines zones de guerre ?
Emmanuel Razavi : Nous vivons une crise sanitaire terrible qui met à jour les failles de notre système. Elle est évidemment difficile à vivre pour beaucoup de gens qui se trouvent dans la précarité, ou pour ceux qui ne peuvent pas dire adieu à leurs morts. Cependant je ne pense pas que ce que nous vivons soit comparable à une guerre. Dans une guerre, vous ne sortez pas faire vos courses, vous ne faites pas non plus de jogging … La plupart du temps vous manquez de tout, vous êtes obligés de vous rationner. Et puis dans une guerre, il y a le bruit des tirs, des obus, les champs de ruines … Votre physique et votre psychisme sont sollicités en permanence. Là, on n’entend plus le bruit des avions, il y a moins de voitures. Il y a moins de pollution.
Vous voulez dire que le rhétorique guerrière, face au virus, n’était pas appropriée ?
Une guerre se caractérise par le fait qu’il y a conflit armé entre des États ou des groupes constitués. Encore une fois, il faut mesurer la difficulté, voire la violence de la situation pour nombre de gens. Mais pour être efficace, il faut savoir nommer les choses par leur nom. Il faut relire « La Peste » de Camus, qui explique très bien comment, face à une crise majeure, un pouvoir désemparé tarde à nommer les choses par leur nom. En fait, je crois que la rhétorique guerrière, dans le type de situation que nous vivons, tend à empêcher toute forme de démarche critique vis-à-vis du pouvoir.
Vous avez vécu en vase clos dans des zones de guerre. Comment doit-on faire pour supporter cette situation?
Les rares périodes de confinement que j’ai connues étaient dans des zones de guerre civile ou de catastrophe écologique. Ce que j’en retiens, c’est la solidarité et l’inventivité que ces situations peuvent générer, malgré un stress intense. En ce qui concerne la crise actuelle, tout le monde ne la vit pas de la même manière, car tout le monde ne dispose pas des mêmes ressources, c’est une évidence. Certains possèdent des maisons avec des jardins, d’autres sont dans des appartements. Certains continuent de percevoir des revenus, d’autres ont perdu leur emploi. Les conditions de vie, d’une famille à l’autre, sont donc forcément différentes. Je le dis souvent : il faut accepter la réalité d’une situation pour pouvoir y faire face. Ensuite, l’une des choses essentielles à faire en période de confinement, c’est de maintenir des activités. Faire de l’exercice physique est essentiel, même dans un espace restreint. Il faut se créer des repères, lire, écouter de la musique et surtout communiquer avec son entourage. La communication apaisée entre les personnes qui occupent un même espace est essentielle. Il faut aussi éviter d’être connecté en permanence à des informations anxiogènes.
Que penser de ceux qui ne respectent pas les règles de confinement ?
Dans toutes les situations de crises, des consignes de sécurité sont données à la population. Si la majorité les respecte, il y a toujours des gens qui font autrement, soit parce qu’ils n’ont pas conscience du danger réel, soit parce qu’il n’ont pas confiance en ceux qui les dirigent. Il y aussi ceux, plus rares, qui ne respectent rien parce qu’il ne se sentent pas liés au destin de la communauté nationale. Dans tous les cas, c’est au pouvoir et à ses relais de faire respecter le cadre de la loi, en tenant toutefois compte du fait qu’il y a toujours des exceptions à la règle. Le vrai problème, je crois, réside aujourd’hui dans le fait que le gouvernement n’a pas tenu de discours clair. Dès lors, quand le Président de la République vous dit quelque chose le lundi et que le mardi, l’un de ses ministres vous dit le contraire, on ne doit pas s’étonner que certains passent outre leurs recommandations.
Comment percevez-vous la France dans ce contexte de crise ?
La France est un pays merveilleux, mais elle connaît une crise systémique et politique. Elle n’est pas la seule en Europe. Les financiers et les technocrates ont pris le contrôle de nos sociétés. Ils ont voulu « rationnaliser », imposer des économies partout, sans s’appuyer sur aucun projet de société. Ils ont imposé parallèlement un discours globalisateur, ultralibéral et faussement progressiste à une partie de la classe politique. En France, ces gens ont géré notre système de santé public, la police, l’armée ou encore la recherche en ne pensant qu’à faire des économies, sans vision à long terme. L’administratif est également devenu trop lourd, et de fait un frein à toutes formes d’initiatives privées. Cela a nuit aux entreprises. La France s’est enfin lancée sans recul dans la globalisation, sous-traitant à l’étranger la fabrication de ressources qui nous font aujourd’hui défaut. Elle a pensé à faire des économies, à s’intégrer dans la mondialisation et à investir dans la technologie, au détriment de sa souveraineté. L’Humain et l’esprit d’entreprise ont par ailleurs été relégués au second plan. On en voit le résultat : un système de santé sous-équipé, une police sous-équipée, des pompiers sous-équipés, des enseignants sous-payés et un porte-avion, fleuron de notre marine nationale, dont un tiers de l’équipage est tombé malade, ne disposant pas de moyens adéquats de protection … A cause de tout cela, le gouvernement s’est retrouvé à gérer une pénurie au lieu de gérer une pandémie.
Les pays en crise que vous avez couverts ont-ils changé après avoir retrouvé la stabilité ?
Une sortie de crise induit toujours un certain nombre de réflexions. Ces réflexions, si elles sont menées avec ceux qui représentent la société réelle, entraînent des évolutions. Mais je n’ai jamais vu une société changer du jour au lendemain. Pour que les choses évoluent un tant soit peu, il faut qu’émerge une nouvelle forme d’organisation avec des gens nouveaux qui ont la connaissance de la société et des territoires et qui ont une vision du futur. Qu’il s’agisse de la santé publique, de la police, de l’armée, de la recherche, de l’enseignement et du monde de l’entreprise, il faut donc écouter ceux qui sont légitimes, qui ont de l’expérience. Il faut aussi remettre au coeur de la politique un peu de philosophie et beaucoup de sens. « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », disait la philosophe politique Hannah Arendt. Ce qui a fait mal à la France depuis une trentaine d’années, c’est qu’on a laissé le champ de la pensée à des technocrates incapables de nous donner une vision d’un avenir qui soit autre que mondialisé et technologique.